L'île logique : s'appuyer sur l'art pour transmettre la Science
Par Solène Bourdais
Publié le 9 mai 2025
Pour leurs spectacles, les Grégamistes Cédric et Marion sont invités en représentation à travers toute la France. Très connus dans les réseaux du spectacle et des arts vivants, ils sont de tous les festivals de... mathématiques ! Si comme moi ça vous étonne, attendez la suite : vous comprendrez qu'un clown, qui fait tout à l'envers, peut être très précieux pour nous aider à penser à l'endroit...

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Cédric Aubouy est logicien : il connaît donc tout de la méthode rigoureuse permettant de tenir
un raisonnement logique. Marion Le Guen, elle, est informaticienne : la logique, ça la connaît
aussi. Leur marotte à tous les deux ? Vulgariser les sciences théoriques et les mathématiques.
Au sein de la compagnie L’île logique, ils se sont donné une belle mission : celle de s'appuyer
sur les ressorts du spectacle vivant et du clown pour aiguiser l'esprit critique des petits, comme
des adultes.
Se promener dans l'imaginaire
Alors, c'est quoi cette histoire bizarre de faire du clown ET des maths ? Cédric m'explique qu'au
contraire, ça ne l'est pas du tout, bizarre. « Avec le clown, on est dans l'imaginaire, forcément.
Et les maths, ce n'est qu'un langage pour se promener dans l'imaginaire.
Tu vas comprendre... Si je te donne à résoudre le problème suivant :
17 enfants se partagent équitablement 43 gâteaux : combien chaque enfant aura mangé
de gâteau ? Pour avoir la réponse, on pose une division.
Mais si maintenant tu poses le problème autrement :
17 gâteaux mangent 43 enfants... Ha tu vois, tu souris ! Et c'est justement ça, l'intérêt : les
enfants adhèrent tout de suite, ils adorent ça, imaginer que des enfants sont dévorés par
des gâteaux voraces... parce que ça n'existe pas ! Quand on bascule dans l'imaginaire,
ils sont attentifs. Alors que c'est exactement le même problème de maths.
Le clown bouscule les esprits. En faisant les choses à l'envers, il dérange le bon
sens. Or, quand on dérange le bon sens, ça stimule notre cerveau. Et quand il y a de la
pertinence derrière, ça le met en ébullition.

Par exemple, dans le spectacle 'Y'a pas rien', qui s'adresse à un jeune public, le clown montre
du doigt sa propre personne en demandant « Qui c'est ? ». Les enfants répondent
naturellement « C'est toi ! », et lui de s'étonner « C'est toi ? »... Plus loin, c'est aujourd'hui qui
est le demain d'hier, et l'hier de demain. Le devant qui est derrière, le dedans dehors, et l'ici
partout...
« Ce qui stimule alors les enfants c'est leur propre incapacité à justifier ce que pourtant ils
pensent avoir compris. Ils cherchent frénétiquement comment expliquer à cet imbécile de clown
qu'il se trompe ! Ça met en route leur réflexion, ils réalisent que ce n'est pas si simple, ils
conscientisent le problème et le prennent à bras-le-corps. Bref, ils réfléchissent... tout en criant
bien sûr ».
Essai de clownologie mathématique
Mais tout ceci ne s'applique pas qu'aux enfants, bien au contraire. Les travaux de Cédric en
témoignent, par exemple dans son livre « À l'endroit de l'inversion », un essai de clownologie
mathématique préfacé par Cédric Villani, le célèbre mathématicien lauréat de la médaille Fields*
(excusez du peu !). En maniant l'art clownesque du décalage systématique, de la vision de
travers, de l'absurde, les spectacles de L'île logique nous invitent à dénicher la
contradiction, à réfléchir par nous-mêmes, à développer notre esprit critique. Et à saisir
des notions de mathématiques, de physiques... pourtant considérées comme complexes.
Sortir des sentiers battus
Pour aiguiser notre faculté à penser, Marion aborde le sujet de notre rapport à l'erreur. « Un
clown aborde le monde avec candeur, comme un petit enfant : il n'a pas peur de se tromper,
d'avoir l'air idiot, de ne pas faire comme tout le monde... Or l'erreur et l'errance sont essentielles
dans les sciences. Oser se tromper, c'est la meilleure manière de comprendre, et donc
d'apprendre ».
Cédric, lui, expose la nécessité de bannir le « ne cherche pas à comprendre, applique la
formule ». « Un ordinateur, même très élaboré, ne fait qu'appliquer des formules. Il ne fait pas
de maths avec le talent que les humains savent déployer. Il n'y a pas de recette magique, car
les maths consistent justement à comprendre, à réfléchir, à prouver, et le doute est un moyen. »
Enfin, nos deux clowns conseillent de s'habituer à se déshabituer, à bousculer nos manières de
voir les choses, à nous tenir loin des préjugés et du « prêt-à-penser ». « Toute découverte
scientifique casse la vision de la réalité et semble d'abord absurde. On pensait que les objets
lourds tombaient plus vite ? Galilée a montré que non. On croyait l'espace et le temps absolus
et distincts ? Einstein a montré que non... Si bien qu'apprendre commence souvent par
désapprendre, par constater que ce qu'on croyait n'est pas vrai. Il faut s'habituer à voir
autrement une chose, à changer de point de vue, et accepter que notre savoir antérieur
n'était pas complet. », précise Cédric.
Finalement, pour nos deux clowns savants, c'est la fantaisie et la logique qui, ensemble,
peuvent faire un esprit éveillé. Le bon sens - dans le sens de raisonner correctement - allié à la
poésie, l'art, la fantaisie, l'humour... « On peut apprendre à apprendre. Ce qui abrutit ce n'est
pas le défaut d'instruction, mais la croyance en l'infériorité de son intelligence. C'est trop
facile de s'appuyer sur quelqu'un qui prétend savoir. On doit voir par soi-même, même si
on en a peur », conclut Cédric.
Alors, que se passe-t-il quand un clown s'empare des mathématiques complexes, avec la
naïveté et la simplicité qui le caractérise ? Il se passe ceci : après une représentation, Cédric
entend un enfant dire à son père : « Ces clowns sont bêtes papa, mais moi j'ai tout compris ! »
Pour l'île logique, une belle preuve de mission accomplie.
* la médaille Fiels, c'est un peu comme le prix Nobel, mais pour les maths.
Un mot sur la disparition de la part collective du Pass Culture ?
A chaque euro versé à un élève, le dispositif prévoyait d'en verser un autre à son établissement scolaire. Ces montants étaient groupés pour organiser des projets culturels à destination de l'ensemble des élèves.
La double casquette « sciences et culture » de la compagnie L’île logique lui valant d'être référencée par l’Éducation nationale et par le Ministère de la culture, de nombreux élèves à travers la France ont pu assister à leurs spectacles. Début 2025, cette part collective du pass culture a été gelée. Elle sera certainement supprimée en 2026.
Pour Cédric, « à chaque montée de conflit ou de totalitarisme, les premiers budgets supprimés sont ceux de la culture. Cela met les artistes en réelle difficulté. Et pourtant ils continueront à se produire, parce qu'on aura toujours besoin de rire, de rêver... ».
Nos 2 clowns, loin d'avoir leurs 4 pieds dans le même sabot, s'organisent déjà pour que vivent la culture et l’esprit critique, et fédèrent autour d'un projet à venir. Il y sera question d'ânes, de rencontres, de... mais chut ! Pikoù panez vous en parlera dans un prochain article...
***
Un mot sur la culture à Grand-Champ ?
« Avec la villa gregam, on avait clairement ressenti que des artistes de qualité avaient investi notre commune.
Et puis, c’était un lieu de rencontres intéressant. Quand un collectif d'artistes se forme ou déboule à un endroit, ça change tout de suite la vie. »
Une citation ?
« Dans la vie il y a 3 sortes de gens : ceux qui savent compter, et ceux qui ne savent pas compter ».

Cédric et Marion proposent tout un tas d'outils drôles et divertissants, pour apprendre à penser, c'est à dire à raisonner correctement :
Des ateliers de pratique de théâtre et maths pour les tout-petits, les collèges, lycées et Terminales (préparation au grand oral pour les spé maths) jusqu'aux étudiants du supérieur
Des spectacles sur la physique, les maths, la logique... et bien plus : sur les neurosciences, la pollution des océans par le plastique, les travaux des mathématiciens Galois et Poincaré, ou encore sur les stéréotypes de genre dans les mathématiques (XX Elles, les grandes inconnues), pour lesquels ils sont très demandés
La chaîne Youtube shtaM, où chaque épisode présente une notion mathématique plus ou moins complexe - un peu sur le ton des « Deschiens », pour ceux qui ont la réf'. Un exercice qui a enthousiasmé le comédien Thierry Lhermitte...
Très actifs dans les réseaux de mathématiciens et de spectacles vivants, Cédric et Marion ont
coorganisé de multiples rendez-vous, comme le festival Clown Hors Piste à Theix-Noyalo
pendant plus de 10 ans.













